
Tom Landry dans l’uniforme des Giants de New York.
«What happened to Gary Cooper, the strong and silent type ?»
- Tony Soprano
Je regarde une vieille photo de Tom Landry, datant de l’époque où il n’était encore qu’un jeune homme taciturne rêvant de connaître une longue carrière de footballeur. Tout ce qu’on connaît de Landry, le coach légendaire des Cowboys de Dallas, est déjà présent dans la photo : une coupe de cheveux irréprochable, ce regard sévère qui lui donne l’air d’un patriarche sudiste du XIXe siècle, son physique droit comme un chêne ancestral, ce sentiment de n’être jamais à la hauteur des attentes quand vous croisez ses yeux. Il vous tient jusqu’au fond de l’âme, impossible de détourner le regard de cet homme qui n’a pas d’âge. Landry porte un maillot des Giants de New York, le numéro 49. Bien qu’il s’agisse d’une photo prise à son année recrue, Landry ne laisse paraître aucune vulnérabilité. Il est inaccessible, à des années-lumière de celui qui prend la photo. Pourtant, Landry ne se trouve qu’à quelques mètres de la caméra qui s’empare de sa jeunesse pour l’éternité.
En 1949, les jeunes hommes qui se présentent au camp d’entraînement des Giants de New York n’ont droit à aucune légèreté. Plus que jamais l’institution du football américain aspire à reproduire le code d’honneur de l’Armée américaine. La plupart de ses entraîneurs et dirigeants sont des vétérans de la première Grande Guerre et s’attendent à une perfection militaire de leurs jeunes joueurs qui, eux aussi, pour certains, ont connu l’expérience du front, comme Tom Landry qui fut un membre des troupes aériennes durant la Deuxième Guerre mondiale. En d’autres termes, il vient de terminer son service militaire. Sur la photo, son front est traversé de deux rides prématurées qui traduisent un tempérament songeur, constitué de mauvais souvenirs que la discipline du football et les entraînements successifs permettent de conjurer. Comme tous les hommes de sa génération, à 23 ans, Tom Landry était déjà vieux.
Derrière lui se trouve une chaîne de conifères touffus, sur le point de connaître le froid insidieux de l’automne, ce vent humide qui transit la consistance charbonneuse des os, ce souffle de l’Ancien Monde qui charrie avec lui le retour des affrontements tragiques du football américain. Landry n’a jamais été un grand joueur, mais cette photo, elle, est grandiose. Elle incarne tout le caractère admirable de l’Amérique d’après-guerre : le sacrifice inconditionnel à une cause commune qui dépasse la contingence de sa propre vie, l’amour de la patrie, l’humilité virile des hommes discrets qui ont fait la grandeur de la nation américaine, sans jamais réclamer quoi que ce soit.
Le football, tout comme l’Amérique des années 1950, constitue un imaginaire profondément nostalgique, indissociable de son passé, de cette mémoire qui se prolonge dans notre temps présent, ce substrat mélancolique qui pousse dans la pelouse de terrains de football – des petites villes rurales de l’Oklahoma jusqu’au Gillette Stadium de Foxborough – sur lesquels les joueurs de demain se mesurent aux fantômes qui nous ont offert cette grande discipline sportive qu’est le football américain. Car avant de jouer au football, on se le raconte. Et les histoires qui composent la mémoire du football dépasse le compte des victoires et des défaites, des statistiques ou du record du plus grand nombre de championnats remportés que détiennent les Steelers de Pittsburgh. Ce sont des histoires qui nous ramènent à la dimension hautement tragique et, parfois surhumaine, du football.
Nous sommes en décembre 1986. Les Cowboys de Dallas se retrouvent à Los Angeles pour y affronter les Rams en soirée, aux heures de grande écoute. Habituellement, on se souvient rarement des matchs de saison régulière, particulièrement ceux des dernières semaines du calendrier, quand l’une des deux équipes qui s’affrontent est exclue du portrait des séries éliminatoires depuis un certain temps. Or, cette fois, plusieurs éléments font exception à la règle. Les Cowboys, l’«équipe de l’Amérique», rateront les séries pour la première fois depuis 1965 et plusieurs partisans réclament le congédiement de Tom Landry. Quelques minutes après le début du troisième quart, les policiers de Los Angeles forcent le coach Landry à les suivre dans le vestiaire des Cowboys.
Pendant la mi-temps, les autorités ont eu vent d’une sérieuse menace de mort dirigée envers l’entraîneur-chef des Cowboys. Cette mesure d’urgence fut prise parce que la police d’Anaheim avait reçu un appel composé à 19h55 d’un homme non-identifié les avertissant que son frère, en proie à de sérieux problèmes de santé mentale, avait l’intention d’abattre Tom Landry lors du match des Cowboys contre les Rams. L’auteur des menaces était fort probablement un partisan hystérique du genre de Robert de Niro dans un film au titre similaire. Il voulait probablement venger les insuccès de son équipe adorée par la mort de celui qu’il tenait responsable de sa débâcle. Avec 12 minutes et 45 secondes à faire au quatrième quart, Landry est retourné sur les lignes de terrain, vêtu d’une veste pare-balles. «J’ai connu bien pire que des menaces des morts. Je n’ai peur de personne», avait-t-il déclaré aux journalistes présents sur les lieux.
Les images de Tom Landry longeant les limites du terrain avec son expression faciale légendaire – la même que sur sa photo de jeunesse – avaient fait le tour de tous les bulletins de nouvelles du pays. On connaissait son caractère de plomb, sa rigidité silencieuse qui glaçait le sang de joueurs fautifs, mais le coach des Cowboys venait de surprendre la nation américaine entière en risquant sa vie pour venir terminer le match ou «faire son travail», selon les mots du principal intéressé. Cependant, il faut comprendre une chose. Pour Landry, le football était la métaphore du plus grand combat de sa vie : transformer la peur de la mort en lumière, la souffrance physique en gestes de transcendance. Ce que l’expérience militaire lui a appris, Landry l’a importé dans son sport. Et cela implique qu’il est possible de mourir sur un terrain de football, ou du moins de risquer sa vie. Tom Landry aura appliqué la devise d’Hubert Reeves à sa manière : où croit le péril, croit aussi ce qui sauve. Cette conception du football diffère évidemment, de celle qu’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des organisations de la NFL. Mais la mémoire des hommes de la génération de Tom Landry hante toujours ce sport. Il ne pourra jamais se défaire d’eux, de leurs fantômes, ces professeurs invisibles qui déambulent dans les vestiaires de l’Amérique.
Tout cela pour dire que cette photo de Tom Landry me ramène à un vieux défaut de caractère : je n’apprécie le présent que dans la mesure où il nous permet de réchapper les traces de mondes disparus, de leur offrir une existence transfigurée. je regarde un match de football le dimanche après-midi, inconsciemment je cherche la présence de ces hommes de jadis. Je scrute les lignes de côtés en espérant voir surgir Tom Landry, Paul Brown ou Vince Lombardi des lignes de côtés. Ils n’apparaissent jamais, mais je sais qu’ils sont là. Mais je vois autre chose. Un homme de l’Ancien Monde, parachuté par erreur dans le 21e siècle, assure la survie de leur héritage. Cet homme mal habillé – il porte souvent un pull-over aux manches grossièrement coupées par des ciseaux – et hostile aux méthodes journalistiques contemporaines – s’est inspiré de leur savoir-faire, de leurs cahiers de jeux peuplés de stratégies visionnaires. Il adapte des jeux aériens du football collégial des années 1930 à notre siècle. Il assume sa condition de vestige. Durant une conférence de presse, si vous lui posez une question stupide, il vous adressera le même regard que celui de Tom Landry sur cette photo. Vous souhaiterez disparaître dans les replis du plancher. Voilà une des nombreuses choses qui fait la grandeur du football américain, quelque chose qui reste malgré la chevauchée des époques : le seul regard d’un patriarche peut vous éviter des décennies de bêtises.
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